Les terreurs de l'an Mil : enfin une preuve ?
Le document (fonds de l’abbaye de Solignac, 6 H 166) commence ainsi : « Que la fin du monde approche, la multiplication des catastrophes l’annonce clairement » Mundi terminum ruinis crebrescentibus adpropinquantem indicia certa manifestantur.
Ne constitue-t-il pas une preuve des terreurs de l’an Mil ?
Aux alentours de l’an Mil (ou 1033, mille ans après la mort du Christ), les populations occidentales auraient été prises d’une « peur panique suscitée par la prolifération de signes et de prophéties annonciateurs de la fin des temps ».
Ce thème des « terreurs de l’an Mil », fondé sur quelques écrits d’un moine du XIe siècle, Raoul le Glabre naquit au XVIe siècle mais fut surtout popularisé au XIXe par les écrivains romantiques comme Michelet. Il cadrait bien avec l’image d’un Moyen Age plein de bruit et de fureur ; de plus, à l’ère de l’anticléricalisme d’État, il confortait l’idée d’une Église abrutissant le peuple pour mieux le dominer.
Depuis longtemps les historiens ont pourfendu cette thèse, dont on ne trouve guère de traces dans les documents.
Pourtant, ce parchemin du XIe siècle ne prouve-t-il pas que l’on s’attendait à la fin du monde ?
Première réponse, la date :
Daté de 1063, ce document est trop tardif pour évoquer une peur de l’an 1000 et même de l’an 1033 (mille ans après la mort du Christ).
Mais surtout,
La phrase initiale évoquant la fin des temps provient mot pour mot d’un recueil de formules-types datant … de la fin du VIIe siècle ! Or l’an Mil n’était pas un sujet de préoccupation dans les années 680… Ce « recueil de Marculf » servait de modèle aux scribes pour rédiger les chartes : ils s’en inspiraient pour se conformer à la tradition, sans s’interdire d’apporter leur touche personnelle.
Cette formule se rencontre pendant des siècles, d’un bout à l’autre de la chrétienté. Elle n’est que « l’expression banale de la doctrine catholique sur la proximité de la fin du monde ».
Les archives sont pleines de pièges pour l’historien !
Il ne faut jamais prendre le document au pied de la lettre sans le remettre dans son contexte : contexte linguistique (état de la langue à l’époque), social (de quel milieu émane-t-il), historique (mentalités, événements), contexte de communication (qui parle à qui ? à quelle occasion ? sont-ils dans un rapport hiérarchique ? etc.).
Et cette leçon est valable pour toutes les époques…
Les terreurs de l’an Mil, un mythe ?
Toutefois, face à la quasi-unanimité des historiens sur le sujet, quelques minoritaires, comme le britannique Richard Landes, pensent que ces peurs de l’an Mil, sans avoir l’ampleur que leur imaginait Michelet, ont réellement existé.
Il soutient que des croyances apocalyptique sont la toile de fond de manifestations telles que l’ostension des reliques de saint Martial (à Mont-jovis en 994 en réponse au mal des ardents) ou du mouvement de la Paix de Dieu, né en Aquitaine en réaction à la « mutation féodale ». Outre les écrits de Raoul le Glabre, il s’appuie notamment sur ceux du moine limousin Adémar de Chabannes, qui décrit des pluies de sang et d’autres calamités annonciatrices de la fin des temps.
Le débat historique continue…
Et aujourd’hui ?
Qu’en est-il des croyances apocalyptiques ? Romans de science-fiction et films hollywoodiens ne sont pas les seuls à en parler : certains milieux musulmans ou chrétiens attendent pour bientôt le retour du Mahdi ou du Christ, voyant dans les désordres actuels du monde autant de signes annonciateurs…
Le document
Le contenu : Jaucelm de Pierre-Buffière donne son monastère de Pierre-Buffière au monastère de Solignac, 1063.
L’écriture : magnifique exemple de minuscule caroline, l’écriture créée sous le règne de Charlemagne. Voir notamment le verso : Preceptum de Petrabuferia (« charte de Pierre-Buffière »), regnante Philippo rege anno Vto, anno ab incarnatione Domini millesimo LXIIIcio (« la 5e année du règne de Philippe [Ier], l’an de l’incarnation 1063 »).
Le document a été publié par LEROUX (Alfred) et BOSVIEUX (Auguste), Chartes, chroniques et mémoriaux pour servir à l’histoire du Limousin et de la Marche, Tulle, impr. Crauffon, 1886 (charte IX).
Traduction
Que la fin du monde approche, la multiplication des catastrophes l’annonce clairement. On sait que des preuves le démontrent, et on sait que les prophéties proférées par le Seigneur dans les Évangiles s’appliquent à confondre les esprits aujourd’hui infidèles. Je pense qu’il vaut la peine de se préoccuper d’anticiper les vicissitudes des temps futurs et l’incertitude du sort de la condition humaine, en faisant preuve de clairvoyance, et d’obtenir que nous soit accordée la pitié, remède des blessures occasionnées par nos péchés.
C’est pourquoi au nom de Dieu, moi, Gaucelm de Pierre-Buffière, et mon neveu qui s’appelle aussi Gaucelm, et Aymeric de Jaunac et sa femme Aalmode et leur fils Pierre, ainsi qu’Étienne, Bernard, Gui et encore Pierre del Mont et ses frères Gaucelm et Hugues, considérant le fardeau de péchés qui pèse sur nous, nous rappelant la bonté de Dieu qui a dit « Donnez l’aumône et tout est pur pour vous1 », confiants dans la si grande miséricorde et pitié de Dieu, donc par cette lettre de donation, nous donnons et voulons que soit donné à perpétuité une certaine part de notre bien propre, passant de notre dépendance à celle du monastère des saints Pierre et Paul (qui fut comme on sait noblement construit à Solignac jadis par saint Eloi, évêque de Noyon, et où repose le précieux Tillon, confesseur dans le Christ ; l’abbé Guy y dirige la communauté à lui confiée) : à savoir le monastère que nous avions entrepris d’édifier en l’honneur de Notre Seigneur Jésus-Christ et de la sainte Croix sur laquelle il souffrit pour le salut du monde entier, et en l’honneur de la sainte Marie toujours Vierge, et de saint Etienne, protomartyr du Christ, et en l’honneur de saint Pierre, premier des apôtres, et aussi de saint Martial, situé à côté et au levant du château qui s’appelle Pierre-Buffière. Ce monastère, avec son cloître et son cimetière, et avec quatre logis ou domaines qui l’entourent, nous le cédons totalement et intégralement à saint Pierre et aux moines du lieu mentionné ci-dessus pour qu’ils le tiennent et possèdent à titre perpétuel.
De même je donne le fief presbytéral de l’église de Saint-Martin de Vicq [-sur-Breuil], sur le conseil et par la volonté de ceux de qui je tiens cette même église, et de ceux qui la tenaient de moi.
De ce don sont témoins ceux dont les noms sont écrits ci-dessous : Aimeric de Jaunac2, Gérald de Jaunac, Hugues de Ponroi, Gérald de Ponroi, Etienne, prêtre, de Vic, Pierre du Mont, Constantin, prêtre, et beaucoup d’autres.
Et si quelqu’un, saisissant un prétexte ou occasion quelconque, entreprend - comme on voit opérer chaque jour l’astuce et la ruse -, de détourner ou retarder cette donation que nous faisons, qu’il soit anathémisé et qu’il soit engouffré par la terre tout vivant jusqu’en enfer avec Datan et Abiron3, et qu’il reçoive sa part de damnation dans le présent et dans le futur avec Giezi4 le trafiquant fraudeur, et qu’il partage tous les jours la compagnie de Judas le délateur. Amen. Qu’il soit fait ainsi.
Traduction Robert Chanaud – Dossier préparé par Robert Chanaud.
[1] Luc, 11, 41.
[2] Les mentions en italiques ont été ajoutées sur l’original après coup, dans l’interligne.
[3] Nombres, 16, 31-33
[4] 2 Rois, 5, 26
- Richard LANDES, Relics, Apocalypse and the Deceits of History. Ademar of Chabannes. 989-1034, Cambridge, Londres, Harvard University Press, 1995, 404 (cote aux AD87 : in-8° L 331)
- A. GIRY, Manuel de diplomatique, Paris, Hachette, 1894, p. 537-546
- Pierre BOGLIONI, « Les millénarismes médiévaux. Aperçu de la recherche récente », Religiologiques [Université du Québec], 20, automne 1999.